Monuments aux morts 1914-1918 : La Jeanne d'Arc de Rognonas

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Parmi les monuments morts édifiés après la guerre de 1914-1918 dans les communes des Bouches-du-Rhône, celui de Rognonas, village situé au bord de la Durance dans ce qu’on appelle parfois «la petite Vendée provençale», se distingue par l'originalité de son thème. A travers cet exemple illustré de quelques documents tirés des fonds des Archives départementales, nous vous invitons à découvrir les enjeux esthétiques, politiques et mémoriels susceptibles d’entourer la réalisation de ces monuments devenus si familiers dans l'espace public. 

Édifier un monument communal

Si un modeste monument commémoratif est déjà prévu dans le cimetière communal à l’instigation du curé du village, les Rognonais ambitionnent dès 1918 de dédier une réalisation « plus grandiose » à leurs morts, au nombre non négligeable de 67 pour une population de 1 650 personnes. L’emplacement en sera la place au centre du village, à côté de l’église et en face de la mairie.

Le comité d'habitants créé pour l'occasion a choisi la figure de Jeanne d’Arc pour couronner le monument. Ce cas très rare en France est à mettre en relation avec le caractère profondément religieux et conservateur de la commune. Si les monuments aux morts situés dans l’espace public ne peuvent se référer à la religion, Jeanne d’Arc, canonisée le 16 mai 1920, se voit dédier une fête nationale par le gouvernement français quelques mois plus tard. Elle est une sainte mais aussi une figure patriotique représentant l'union sacrée des Français face à la guerre : la République laïque ne saurait la rejeter. La représentation de cette figure sera pourtant l'objet de discussion dans le cadre du projet rognonais.

Présenté en 1920, le premier projet de l’architecte arlésien Léon Véran, surmonté d’un groupe sculpté formé d’un poilu et de Jeanne d’Arc en pied, ne soulève pas de forte objection de la part de la commission des artistes chargée d’éclairer l’administration préfectorale sur la qualité des monuments aux morts.

Tout autre est le cas du projet remanié en 1923, en butte à l’opposition de l’administration et à une réclamation émanant de certaines familles des soldats morts pour la France.

Jeanne d’Arc, allégorie de la victoire ou « poilu idéal »

Sur le nouveau projet de monument de 1923, la place prise par la statue équestre monumentale de Jeanne d’Arc au détriment de la figure du poilu déplaît à la commission départementale pour des raisons esthétiques et parce que le monument paraît glorifier la victoire sur l'ennemi plutôt que le sacrifice des soldats. De ce fait, le thème du monument n'entrerait plus dans le cadre fixé par les pouvoirs publics.

En réponse, le comité des habitants et le maire justifient leur choix en qualifiant Jeanne d’Arc de «poilu idéal». Ils en font ainsi l’allégorie non seulement de la victoire, du «retour de nos provinces d’Alsace et de Lorraine brutalement enlevées à la France en 1870», mais aussi des vertus morales des combattants : le courage, l’esprit de sacrifice, l'amour de la patrie. Les Rognonais cèdent toutefois sur les aménagements esthétiques du socle du monument, en y améliorant la représentation des combattants. 

Le deuil des familles sur la place publique

Entretemps, le préfet a pris connaissance d’une pétition de proches parents de soldats morts pour la France qui demandent le déplacement du monument vers le cimetière ou un lieu plus isolé pour leur permettre de se recueillir à l’écart des réjouissances publiques et privées. Appelant à une séparation tangible entre vie profane et hommage aux morts, ces familles endeuillées ne perçoivent pas ou n'acceptent pas encore  la signification, aujourd’hui familière, des monuments aux morts placés au centre du village :  la mise à l’honneur du souvenir et de l’exemplarité des "enfants de la commune" dans un espace ordinairement dévolu à la célébration des hommes remarquables. La municipalité surmonte cette opposition : la pétition est retirée.

Le monument aux morts de Rognonas est enfin inauguré en 1924. Il devient une sorte de marqueur identitaire villageois, puisque la place porte aujourd’hui le nom de Jeanne d’Arc et qu’une procession annuelle ponctuée de tableaux vivants a accompagné la célébration de la fête de Jeanne d’Arc jusqu’en 1960.

Pour en savoir plus

  • Archives départementales des Bouches-du-Rhône. Administration et comptabilité communale. Travaux communaux. Monuments aux morts : catalogue des documents graphiques et photographiques de la sous-série 3 O, par Laurence Fumey, mis à jour en 2021 (fichier à télécharger).
  • PIERREFEU, Odile de. REYNIER, Françoise. La mémoire des morts, monuments sculptés de la Grande Guerre en région Provence-Alpes-Côte d'Azur. Fage éditions, 2014, 191 p. (cote AD13 : Gamma 9527).
  • Voix d’outre-tombe. Livre d’or de la paroisse de Rognonas. Avignon : Impr. Albert Pinguet, 1919.  (cote AD13 : Kappa 587).
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